dimanche 22 juin 2008

L’honneur du journalisme

Elie Barnavi [A propos de l’affaire Al-Dura]

Un texte admirable d’équilibre et d’équité. Extraits : « A qui la faute de cette omerta ? A l’esprit de corps, pardi. Charles Enderlin est un journaliste chevronné et respectable ; or, un tel journaliste ne saurait manquer aux règles élémentaires de la pro­fession ; donc, Charles Enderlin n'a pas fauté. Allons, messieurs les Journalistes, vous savez bien que ce syllogisme est vicié, et que nul n'a le monopole de la vérité… Alors, plutôt que de confondre dans un même opprobre ceux qui doutent parce qu'ils veulent com­prendre, et ceux qui condamnent parce que la haine partisane leur tient lieu de jugeote, mieux vaudrait vous rallier à l'idée d'une commission d'enquête indépendante. ».

Texte repris de Marianne du 7 au 13 juin 2008.

 

Le 30 septembre 2000, une scène insoutenable faisait le tour du monde. Au carrefour de Netzarim, à la lisière de la bande de Gaza, un petit garçon était tué par balle dans les bras de son père, qui tentait pathétiquement de le protéger. Commentée en "prime time" par Charles Enderlin, le correspondant de France 2 à Jérusalem, l’image atroce offrait à la deuxième Intifada, qui venait à peine de commencer, son premier martyr, un cri de ralliement et un inépuisable thème de pro­pagande. Depuis que juifs et Arabes s'affrontent sur ce bout de terre, rien n’a eu un effet aussi dévastateur sur l'image d'Israël et de ses armes que la mort du petit Mohammed al-Doura, Seule la tuerie de Deir Yassin, le 9 avril 1948, a eu des conséquences plus graves. Telle est la puissance de la télévision.

En arrivant à Paris, trois mois plus tard, j'ai dû m'intéresser, malgré moi, à une affaire al-Doura qui refusait de se faire oublier. Des esprits bien intention­nés voulaient enrôler l'ambassade d'Israël dans une croisade contre France 2 ; des journalistes moins bien intentionnés souhaitaient savoir ce que l'humaniste et homme de gauche, que j'étais censé être, pensait de l'assassinat en direct d'un enfant .J’expliquais aux uns qu'il valait mieux ne pas remuer cette boue, que le mal était fait et qu'il n'y avait, à s'acharner contre l’évidence des images, que des coups à prendre, Aux autres, que moi aussi j'avais été bouleversé par l'in­dicible horreur de la mort d'un enfant, mais que ce  n’était certes pas un « assassinat », l’armée d'Israël, que j'avais quelque raison de connaître de l'intérieur, n'ayant pas l'habitude de massacrer des enfants, et que le seul moyen d'éviter d'autres affaires al-Doura était de mettre fin à la violence et de retourner à la table des négociations. J'avais raison avec ceux-ci, mais peut-être tort avec ceux-là.

En effet, l’acharnement de quelques francs-tireurs - pas tous des sionistes excités - mit au jour des faits troublants qui jetaient un doute sérieux sur la version des faits offerte par France 2. Ainsi, il s'avéra bientôt que Talal Abou Rahma, le cameraman d'Enderlin - lequel n'était pas présent sur les lieux lors des faits - n'était point ce profession­nel au-dessus de la mêlée que vantait son patron, mais, de son propre aveu - et il s'en faisait gloire -, un propagandiste au service de la cause palestinienne. Bien plus tard, on devait apprendre aussi que les cicatrices exhibées par le père de Mohammed étaient dues à des coups de couteau [et de hache - NDLR d’upjf.org] subis au cours d'une rixe à Gaza et soignés dans un hôpital israélien. Et bien d'autres choses encore.

Petit à petit, au fil des mois et des années, des enquêtes, des polémiques et des procès,  le tableau se brouilla encore davantage. II existe déjà une épaisse littérature à ce sujet, qui charrie le meilleur et le pire. La querelle se noua autour des rushes, dont on n'avait monté qu'une petite partie. Que cachaient les autres ? L'agonie de l'en­fant, qu'Enderlin disait avoir voulu épargner à ses téléspectateurs ? Ou des images moins douloureuses, mais aussi plus préjudiciables à sa version des événe­ments ? Sous la pression, France 2 finit par permettre à des happy few triés sur le volet, de les visionner. On découvrit que la plupart des « affrontements » filmés avant la scène finale étaient du théâtre au bénéfice des caméras. Et l'on a vu le petit Mohammed lever la tête après les tirs censés l’avoir tué et jeter un regard furtif à la caméra. France 2 perdit de sa superbe ; ce qui nous était présenté comme vérité dure comme roc, en octobre 2000, dans la bouche du médiateur de la chaîne, ne fut plus, dans celle de sa directrice, qu’aveu désolé d'ignorance, quatre ans plus tard.

Alors, que s’est-il vraiment passé, ce tragique 30 septembre, au carrefour de Netzarim ? Je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que l’on est en droit de se poser des questions déplaisantes, et que celles-ci méritent une réponse honnête. Or, la presse française a été, là-dessus, d'une totale discrétion. N'est-il pas étonnant que le Monde fut le seul organe de presse national à rendre compte du procès gagné devant la 11e chambre de la cour d’appel, par Philippe Karsenty, cet animateur d'un site de « notation des médias », accusé de diffamation par Enderlin et France 2 ? Ce n'était pourtant pas une mince affaire que ce procès intenté par la principale chaîne publique française, et qui touche à la déontologie du métier de journaliste, la presse internationale ne s'y est pas trompée, qui s'en est fait largement l’écho.

A qui la faute de cette omerta ? A l’esprit de corps, pardi. Charles Enderlin est un journaliste chevronné et respectable ; or, un tel journaliste ne saurait manquer aux règles élémentaires de la pro­fession ; donc, Charles Enderlin n'a pas fauté. Allons, messieurs les Journalistes, vous savez bien que ce syllogisme est vicié, et que nul n'a le monopole de la vérité, dont les voies sont parfois tortueuses et inattendues. J'imagine qu'une pétition va bientôt circuler, où il sera question de l'honneur bafoué d'un confrère injustement décrié par une meute de sionistes d'extrême droite. Nous n’en serons pas plus avancés pour autant, ni Charles, ni vous, ni les citoyens de ce pays, encore moins la vérité.

Alors, plutôt que de confondre dans un même opprobre ceux qui doutent parce qu'ils veulent com­prendre, et ceux qui condamnent parce que la haine partisane leur tient lieu de jugeote, mieux vaudrait vous rallier à l'idée d'une commission d'enquête indépendante. Car il y va de l'honneur de votre pro­fession, le chien, de garde de la démocratie, dit-on.

 

Elie Barnavi *


©
Marianne

 

* Historien, ancien ambassadeur d’Israël en France

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