En surfant un peu au hasard dans les archives de Pajamas Media (une sorte de cousin d’Amérique multimillionnaire de Causeur), je suis tombé sur une histoire que je ne connaissais pas. Après quelques coups de fils, j’ai constaté que personne autour de moi n’en avait entendu parler. Et pourtant, elle vaut la peine d’être connue.
En 2006, le photographe libanais indépendant Adnan Hajj travaille déjà depuis plus de dix ans pour l’agence Reuters au Proche-Orient. Dès le début de l’intervention israélienne au Liban, il fait partie du pool déployé par Reuters pour couvrir le conflit.
Au début du mois d’août 2006, plusieurs clichés de ce photographe sont mis en cause par le site néoréac américain Little Green Footballs (qui fait partie du réseau Pajamas) pour cause de trucage informatique (doctored pictures), de mensonges sur l’origine réelle des images ou bien de mises en scène délibérées.
L’attention de Charles Johnson de LGF est d’abord attirée par deux clichés du même immeuble, datés respectivement par Reuters du 24 juillet et du 5 août 2006, qui sont censés représenter chacun, d’après le commentaire de l’agence, “un immeuble de Beyrouth détruit la nuit précédente par un raid israélien”.
Dans le même registre, deux autres photos entament sérieusement la crédibilité du photographe libanais et celle de son agence. Elles représentent, en date du 22 juillet puis du 5 août 2006, la même femme – identiquement vêtue ! – qui pleure devant sa maison que viennent à peine de détruire les bombardements israéliens.
D’autres photos signées Adnan Hajj semblent assez clairement avoir subi des retouches pour accentuer leur caractère dramatique. Sur la première, des missiles censés avoir été lancés par un F-16 israélien ont été astucieusement rajoutés par ordinateur. Sur la seconde photo, de monstrueux panaches de fumée noire ont été rajoutés – là, assez maladroitement – toujours au moyen d’un logiciel de retouche d’images ; cette photo montre un quartier de Beyrouth après une attaque aérienne.
Photos avant et après retouches.
Après la mise en évidence de ces “anomalies” par Little Green Footballs, Reuters a tout d’abord refusé de réagir, puis s’est contenté de retirer les clichés incriminés et a fini par admettre que certaines photos avaient subi des modifications.
Le 6 août, Reuters radiait de ses effectifs Adnan Hajj qui s’était défendu en expliquant avoir voulu seulement retirer quelques traces de poussière sur les originaux et que ses difficiles conditions de travail, dans un lieu mal éclairé, étaient seules responsables de ces regrettables erreurs.
Le 7 août, l’intégralité des clichés d’Adna Hajj (920 photos) est supprimée du catalogue de Reuters.
Cette histoire édifiante pourrait s’arrêter là, mais non. Car Adna Hajj est aussi mêlé à une autre histoire – elle aussi méconnue chez nous, mais qui a provoqué de forts remous au Royaume-Uni, aux USA et en Allemagne. Elle est connue dans ces pays sous le nom de Green Helmet (Casque vert). Elle a pour contexte le même conflit au Liban et plus précisément le bombardement de la ville de Cana par l’armée israélienne. Elle est hélas beaucoup plus tragique que les précédentes supercheries, puisqu’elle met en scène des enfants libanais réellement morts. L’expression “met en scène” n’est pas innocente ici, c’est bien de ça qu’il s’agit. Dès le lendemain du drame, la presse du monde entier diffusait des dizaines de photos comme celles-ci :
Ces images, prises le 30 juillet 2006 par les photographes de Reuters, de l’AFP, de l’AP ou d’autres agences de moindre importance montraient toutes la détresse, l’impuissance et la colère des sauveteurs face au massacre des innocents.
Des sauveteurs ? En fait il faut parler d’un seul sauveteur, toujours le même, néanmoins connu sous plusieurs noms : il s’appelle Salam Daher dans certains commentaires de l’Associated Press, mais aussi Abu Shadi Jradi dans un autre reportage de l’AP ou encore Abdel Qader sur les images d’Al Jazeera. Mais quel que soit son nom, l’emploi du temps de l’homme au casque vert le jour du bombardement laisse perplexe. D’après la minutieuse remise à plat des clichés et des horaires de prise de vue menée par le journaliste britannique Richard North (elle est résumée en français ici et actualisée en anglais ici), en ce dramatique 30 juillet 2006, la mission de Green Helmet n’était pas de venir au secours des rescapés, mais de promener durant toute la journée deux petits cadavres, qu’il rangeait puis ressortait au gré des demandes des photographes – au nombre desquels on trouvait bien sûr le fameux photographe de choc de Reuters, Adnan Hajj.
Une mise en scène corroborée par le reportage tourné à chaud ce 30 juillet et diffusé le même jour par les reporters de la télé allemande NDR : on y voit Casque vert donner des ordres au caméraman et mettre littéralement en scène le reportage, n’hésitant pas au passage à extraire un des cadavres d’enfants de l’ambulance pour le disposer artistiquement sur un brancard au milieu des gravats, après avoir expliqué aux reporters : “On doit tourner de meilleures images !”
A l’arrivée, les images seront bonnes : dans le monde entier, des centaines de millions de spectateurs les verront le soir même dans leur JT ou le lendemain matin à la une de leur quotidien préféré. Et mis à part les lecteurs du blog de Richard North et le public de la Norddeutschen Rundfunk de Hambourg personne n’imagine que ces images sont autre chose que la vérité vraie, brute de décoffrage.
Mais pendant ce temps à L. A., le webmaster fureteur et futé de Little Green Footballs ne chôme pas. Charles Johnson a été passablement énervé par les démentis indignés des agences de presse éclaboussées par le hoax de Cana. Depuis l’affaire, Reuters, l’AP et l’AFP crient sur tous les toits que leurs grands reporters et leurs photographes sont insoupçonnables (ça ne vous rappelle rien ?), qu’ils n’ont fait que leur travail en toute indépendance et que les ennemis de la liberté de la presse veulent porter atteinte à leur dignité. Alors il déniche et publie une note interne de l’Associated Press où l’agence félicite ses photographes à Cana, et notamment un certain Nasser Nasser, pour “cette série stupéfiante d’images qui a écrasé la concurrence cette nuit !” D’abord la dignité, on vous dit…
Mais Johnson va plus loin : pour lui, la chasse à l’image qui va faire pleurer, et donc faire vendre n’est qu’une des dimensions de l’affaire, somme toute mineure. Le vrai problème, c’est la mainmise du Hezbollah sur la plupart des reporters présents dans les zones contrôlées par la milice chiite au Sud Liban pendant le conflit. Le département médias du Hezbollah assure la sécurité des envoyés spéciaux, organise leur travail, et naturellement, les aide à trouver les « meilleures images ». L’accord est win-win. On s’apitoiera dans les chaumières sur les atrocités commises par les bouchers israéliens et on aura une pensée pour le courage des intrépides reporters de guerre. Et bien sûr, contrairement à ce qui se passe pour les guerres d’Irak ou d’Afghanistan, nulle part on ne verra en surimpression sur les reportages des JT “Images réalisées sous le contrôle du Hezbollah”. Cherchez bien, vous êtes sûr que ça ne vous rappelle rien ?
Voilà donc pour ces histoires dont vous n’aviez sans doute jamais entendu parler. Et pourtant, elles gagnent à être connues ; c’est peut-être pour ça qu’on n’en avait jamais entendu causer…
par Marc Cohen
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