Pour commencer, je voudrais juste faire une petite remarque à l’usage de certains de mes confrères qui, depuis deux semaines, m’ont contraint à recharger mon portable cinq fois par jour. Ils m’appelaient pour m’interroger sur « l’affaire Siné ». Mais seulement pour m’interroger. Mes réponses ne les intéressaient pas. Aucun d’entre eux ne s’est donné la peine de vérifier, de chercher un peu, de recouper, bref, de faire ce pour quoi, généralement, un journaliste est fait. Ils m’appelaient, mais ils savaient déjà tout. Leur religion était faite. Les rumeurs les plus aberrantes — je me suis vengé à cause de Clearstream, j’ai renvoyé l’ascenseur à Sarkozy pour son témoignage dans l’affaire des caricatures, j’ai comploté avec le journaliste du Nouvel Observateur Claude Askolovitch pour virer Siné, il n’y a jamais eu de menace de procès, c’est Carla Bruni qui m’a demandé de virer Siné…, j’en passe et des meilleures — ont été colportées et ont allumé le feu dans une savane d’opinions dont l’inflammabilité devrait nous alerter. Même Edgar Morin, philosophe qui s’est notamment fait connaître à la fin des années soixante pour avoir analysé et démonté la fameuse « rumeur d’Orléans », a signé une pétition nourrie par ces rumeurs.
Et pourtant, les faits étaient simples et vérifiables.
1. Je suis directeur de la publication et, à ce titre, responsable devant les tribunaux de tout le contenu du journal. J’ai commis une erreur que j’assume, je n’ai pas relu la chronique de Siné. Je n’ai lu cette chronique en détail que huit jours après publication, lorsque Anne-Sophie Mercier m’a prévenu qu’Askolovitch en avait été alerté par l’entourage de Jean Sarkozy. Dans les minutes qui ont suivi, un proche collaborateur de Jean Sarkozy m’a contacté pour m’informer que les familles de Jean Sarkozy et de sa fiancée avaient été outrées et envisageaient de faire un procès.
2. J’ai demandé à Siné de lever les ambiguïtés sur ces propos, qui étaient au nombre de trois. Il s’attaquait à la vie privée d’une personne publique, Jean Sarkozy, pour le critiquer non pas sur ce qu’il fait — comme l’avait fait et sans prendre de gants Anne-Sophie Mercier la semaine précédente —, mais sur ce qu’il est, préjugeant que son mariage n’était pas un mariage d’amour mais d’intérêt méprisable. Il colportait une rumeur — encore une — selon laquelle il se convertissait au judaïsme. Et enfin, le plus grave, confirmé par le contexte de la chronique, Siné exprimait un poncif de l’antisémitisme en liant « Juif » et « réussite sociale ». Rappelons au passage que cette vieille rhétorique du Juif et de l’argent n’est jamais sans effet. C’est à cause d’elle que Fofana a torturé à mort pendant plusieurs jours Ilan Halimi, supposé avoir de la famille et des amis riches puisqu’il était juif…
3. Siné, après avoir accepté de lever les ambiguïtés de sa chronique, a finalement refusé de le faire en arguant que lui, avait des couilles. Ce faisant, il confirmait ses ambiguïtés, qui, du coup, cessaient d’en être. Je lui avais demandé de s’excuser dignement et d’accepter de voir ses excuses accompagnées d’un mot de la rédaction regrettant ses propos, ou de partir. Il a préféré partir, et depuis il alimente la rumeur — beaucoup plus affriolante que la réalité — selon laquelle je l’ai « viré ». Que les choses soient claires. Lorsque nous avons relancé le journal, il y a seize ans, nous avons « hérité » de collaborateurs historiques. Pour la plupart d’entre eux, nous nous en sommes réjouis, mais nous savions, Cabu et moi, que nous ne partagions ni les goûts ni les convictions de Siné. Bien des fois, je suis intervenu pour empêcher Siné de commettre ce que jugeait être un dérapage. Je pense avoir prouvé, plus souvent même que je ne l’aurais voulu lorsque j’échouais à convaincre mes contradicteurs au sein de la rédaction, que je ne voyais pas d’inconvénients à la diversité des opinions dans Charlie. Mais il y a un accord tacite entre nous tous : nos satires, nos critiques, nos attaques concernent toujours des individus pour ce qu’ils font et jamais pour ce qu’ils sont.
Dans la montagne d’injures antisémites qui s’abat sur nous depuis quinze jours — Juifs ou pas Juifs, qu’importe, Charlie Hebdo est vendu aux Juifs — se dégagent trois questions auxquelles il me tient à cœur de répondre, même s’il me semble y avoir répondu bien des fois.
1. Depuis l’affaire des caricatures, vous incarnez la liberté d’expression, et soudain vous virez Siné parce que vous censurez sa chronique. C’est deux poids deux mesures. Peut-on tout dire des Arabes et rien des Juifs, protégés par la Shoah ?
Jamais dans Charlie nous n’avons publié des généralités infamantes sur des gens de quelque origine que ce soit, qu’ils soient noirs, arabes ou juifs. Ou alors nous avons mis ces propos dans la bouche d’un abruti afin de stigmatiser l’abruti, et non ceux qu’il insultait. En revanche, nous avons publié de nombreuses attaques contre les religions en tant qu’elles veulent se substituer aux lois démocratiques qui garantissent le « vivre ensemble ». Tant le bouddhisme que le christianisme, le judaïsme et l’islam ont fait l’objet de dessins, de satires, ou d’analyses féroces. Le croyant anonyme, le fidèle en général, qui assouvit son désir de spiritualité auprès de la religion de son choix sans l’obsession d’imposer ce choix à d’autres, doit être absolument respecté pour ce qu’il accomplit dans le cadre d’une vie privée heureusement garantie par la loi.
Les caricatures de Mahomet critiquaient l’islam tel qu’il est instrumentalisé par des radicaux afin de justifier le terrorisme. Cette liberté de critiquer est indispensable à la liberté de tous. C’est une liberté sans laquelle l’édifice des libertés fondamentales des Etats de droit s’effondre. Le procès m’aurait été fait par des autorités de quelque religion que ce fût, j’aurais agi de la même façon.
D’ailleurs à l’époque, le Grand Rabin Sitruck — rudement attaqué dans Charlie encore récemment par Caroline Fourest, que je n’ai pas renvoyée pour autant — avait pris position contre la publication des caricatures. Le texte de Siné ne s’attaquait pas à l’idéologie d’une religion. Il s’attaquait à une personne, Jean Sarkozy, pour en stigmatiser les liens supposés avec le judaïsme, dans une chronique d’où il ressortait — que contrairement à certains, les Arabes perdaient devant les tribunaux, — que par intérêt il épousait une héritière juive, ce qui était le bon moyen pour réussir dans la vie, — que l’éditorialiste de L’Express se permettait de dire des Arabes ce qu’il ne dirait pas des Juifs, — et qu’enfin, entre une Juive rasée et une Arabe voilée, son choix était fait, ajoutant à l’ambiguïté antisémite la délicatesse du maquignon qui expose ses critères de choix en matière de bétail féminin.
En ce qui me concerne, la liberté d’expression est au service de la liberté tout court. À l’« époque bénie » de la jeunesse de Siné où l’on pouvait tout dire, c’est-à-dire il y a une quarantaine d’années, on avait la liberté de proférer des insultes machistes, antisémites et homophobes. Quelle belle liberté ! À la même époque, ce qui se pratiquait en paroles se pratiquait aussi en actes. Les femmes n’avaient droit ni à la contraception ni à l’avortement, les homosexuels se faisaient casser la gueule par des brutes toujours impunies, et de nombreux Juifs cachaient qu’ils l’étaient pour échapper aux préjugés racistes. C’est-à-dire qu’à la liberté de quelques grandes gueules à éructer leur haine correspondait l’aliénation de la moitié de la population, les femmes, à quoi s’ajoutaient l’aliénation des Juifs, des homosexuels et des Arabes, qui subissaient sans protections légales toutes les rancœurs liées à la décolonisation et à l’immigration. Qu’est-ce donc que cette liberté paradoxale dont le prix est l’absence de liberté des autres ? Une forme molle de fascisme, qui ne veut pas rendre compte de sa violence aux victimes de sa violence. Cette liberté que revendiquent ceux qui se prétendent des radicaux de la liberté, c’est toujours la même : elle consiste à pouvoir insulter impunément les Juifs, les femmes et les homosexuels. Qu’importe si cette « liberté d’expression » implique une levée de tabous dans la société, privant de liberté les groupes concernés, de nouveaux prisonniers de peurs inacceptables. Voir l’affaire Ilan Halimi citée plus haut. Je serais prêt à affronter de nouveau, et même s’il se répète éternellement, le procès qui m’a été fait pour avoir publié les caricatures danoises. De même, éternellement, je remettrais Siné devant le choix de s’excuser ou de quitter Charlie Hebdo.
2. Pourquoi n’ai-je pas tenté d’aller jusqu’à un procès que j’aurais peut-être gagné ? Tout simplement parce qu’il est hors de question que je gagne un tel procès. Je n’en ai nulle envie. Il aurait eu lieu, j’aurais, comme directeur de la publication, plaidé coupable, et j’aurais demandé au tribunal de me condamner. Ce qui est absurde. Procès ou pas procès, il fallait que Siné s’excuse et lève l’ambiguïté. C’était une question de principe.
3. Vous passez pour un défenseur de la laïcité. Pourquoi sanctionner Siné qui tape sur toutes les religions ? La laïcité ne doit pas servir de prétexte pour insulter ceux qui entretiennent un lien avec telle ou telle religion. La laïcité moderne, c’est d’abord lutter contre le racisme, et pour les règles qui permettent que des citoyens d’origines et de cultures diverses vivent dans la concorde à l’intérieur du pacte démocratique. Le procès des caricatures permettait d’affirmer les principes de la laïcité et le cadre de la liberté d’expression. La chronique de Siné n’avait rien de laïque, en valorisant les uns (les Arabes) au détriment des autres (les Juifs), il piétine l’idée même de laïcité. Et le conflit israélo-palestinien ne doit en aucun cas servir à alimenter cette confusion criminelle, quelle que soit l’opinion que l’on a sur ce conflit.
Pour conclure, quelques remarques pour sortir de la confusion. Nicolas Sarkozy, président élu démocratiquement, suscite — à mon sens à juste titre — de vives et nécessaires oppositions politiques. Je pense compter parmi les éditorialistes qui lui font le moins de cadeaux, et je rappelle avoir été l’un des initiateurs de la lutte contre l’amendement ADN, dont les victimes sont des immigrés qui viennent rarement d’Israël. Comme « j’ai pris la défense de son fils », j’aurais du même coup fait allégeance au père. Il aurait été le fils de personne, ça aurait été pareil. C’est toujours la vieille histoire de cette gauche pourrie, celle de Jules Guesde, anti-dreyfusarde parce que Dreyfus était un militaire bourgeois. Si Sarkozy lui-même essuyait des insultes racistes, quelles que soient nos idées politiques, il faudrait le défendre avec la même vigueur que s’il s’agissait d’une personne pauvre et obscure. Au nom d’une haine de principe contre Sarkozy, il faudrait reprendre contre lui les arguments de Le Pen ? Sans nous.
Les journalistes, les dessinateurs de presse et les journaux qui ont pris la défense de Siné ne vont pas assez loin. Qu’ils aient le courage de l’engager dans leur journal et de le garder quinze ans, comme nous l’avons fait à Charlie, en lui donnant carte blanche au nom de la liberté d’expression. Enfin, quand nous avons relancé Charlie, nous savions qu’il avait déjà eu des démêlés avec la justice. Ayant fauté, ayant payé, il était tenu de ne pas récidiver. Hélas pour lui, son agitation a fait remonter à la surface cette affaire dont j’ignorais les détails. Antisémite, Siné ? Ce n’est pas à moi d’en juger. Mais au lendemain de l’attentat de la rue des Rosiers, en 1982, c’est lui-même qui déclarait sur la radio Carbone 14 : « Je suis antisémite et je n’ai plus peur de l’avouer. Je vais faire dorénavant des croix gammées sur tous les murs. … Je veux que chaque Juif vive dans la peur, sauf s’il est pro-palestinien. Qu’ils meurent.» Cher lecteur, après ces deux semaines où j’ai la sensation d’avoir ramé dans un océan de merde, j’avoue ma lassitude. Mais je suis sûr d’avoir été fidèle à nos valeurs communes, et c’est ma consolation.
Philippe Val
Editorial paru dans Charlie Hebdo
jeudi 7 août 2008
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