La solitude d’Israël et la faute de l’Europe
Élie Barnavi, L’ambassadeur face aux réalités du Proche-Orient
Extraits d’un entretien publié dans le n°533-534 (juillet-août 2002) de L'Arche, le mensuel du judaïsme français
Élie Barnavi, ambassadeur d’Israël en France, est d’abord un intellectuel. Professeur d’histoire moderne à l’Université de Tel-Aviv – ses premières recherches portaient sur les guerres de religion dans la France du XVIe siècle –, il a publié également des ouvrages sur le peuple juif et Israël. Cet homme de gauche est par ailleurs engagé depuis longtemps dans le dialogue avec les Palestiniens. Il rentrera en Israël à l’automne, au terme de deux ans d’une mission diplomatique où il a vécu douloureusement la montée d’une hostilité généralisée envers l’État juif. Comme on le verra dans cet entretien exclusif avec L’Arche, il n’est pas tendre avec ses pairs, intellectuels et hommes de gauche, qui ont failli à leurs responsabilités envers la cause de la paix. Il s’inquiète aussi de certains discours qui se répandent en France, et accuse l’Europe d’avoir poussé les Palestiniens dans une voie sans issue.
Certains disent: l’État d’Israël est en position de force, il faut donc faire pression sur lui afin que l’opinion publique israélienne contraigne son gouvernement à débloquer les choses. Une telle approche peut sembler rationnelle…
C’est à la fois rationnel et faux. C’est rationnel, parce qu’il est rationnel de penser qu’en faisant pression sur Israël, Israël cédera. C’est faux, parce nous ne céderons pas. Il s’agit là d’une rationalité qui part de prémisses fausses.
Pourquoi? D’abord, parce que l’Europe n’a pas les moyens de faire pression. À la limite, ceux qui pourraient exercer des pressions de ce genre, ce sont les Américains. Je ne sais pas ce qui en sortirait. On a déjà eu des situations de ce genre. Parfois on a plié, parfois non; cela dépend. Nous n’avons jamais été les marionnettes de qui que ce soit, pas plus des Américains que des autres. Israël a des intérêts fondamentaux qu’il doit défendre, même s’il y a des pressions très fortes.
La deuxième raison me paraît encore plus importante : c’est qu’un tel raisonnement méconnaît les perceptions profondes des Israéliens. Le problème ne porte pas sur la politique du gouvernement à l’égard des territoires. Penser ainsi, c’est ignorer le fait que nous percevons la violence dont nous sommes victimes comme une véritable agression. Il ne s’agit pas de nous amener à agir pour la paix: au contraire, nous y sommes prêts et nous attendons que les autres y soient prêts également. Ce qu’ignorent des raisonnements de ce genre, c’est que nous avons affaire à un adversaire retors, qui nous fait beaucoup de mal et qui n’a pas respecté les règles minimales qui auraient pu conduire à un compromis.
À la limite, je pourrais comprendre qu’on dise: vous, Arafat, vous cessez le terrorisme, notamment les attentats-suicides, sinon on vous coupe les vivres; et vous, Israéliens, vous arrêtez la colonisation et vous commencez à parler de paix, sinon on vous coupe les vivres. Je ne sais pas ce que cela donnerait; mais à la limite, intellectuellement, je pourrais comprendre cela. Mais faire pression sur une des deux parties est non seulement immoral, non seulement inintelligent (parce que cela méconnaît les ressorts profonds de la psychologie collective israélienne, et la situation sur le terrain), mais en plus, et à cause de cela même, complètement inefficace.
Ceux qui proposent des pressions internationales contre Israël se réfèrent souvent au précédent sud-africain.
Les pressions internationales ont marché dans le cas sud-africain parce que les élites sud-africaines y étaient prêtes. Si les élites de la société sud-africaine n’avaient pas elles-mêmes demandé des sanctions, si elles n’avaient pas été solidaires de ces sanctions, on aurait pu faire pression jusqu’après-demain et rien ne se serait passé. Il y avait une conjonction d’intérêts entre un monde qui n’en pouvait plus du système illégitime et immoral qu’était l’apartheid, et des élites locales qui comprenaient très bien où était leur intérêt. Ensemble, ils ont réussi à faire s’effondrer le système de l’apartheid.
En Israël, les élites ne sont pas du tout persuadées qu’il faille faire pression sur elles. Elles pensent qu’il faut faire pression sur les autres, pour faire cesser le scandale des attentats-suicides. Et je m’étonne de l’étonnement des gens qui ne comprennent pas cela.
Prenez, par exemple, la pétition d’un groupe de chercheurs appelant à un "moratoire" sur les relations scientifiques et culturelles avec Israël. C’est fou. Chez nous, cela fait hurler les gens. L’idée que l’on puisse faire pression sur moi, historien israélien, membre de la communauté scientifique israélienne, et que l’on puisse me boycotter est une idée que je trouve obscène; et non seulement obscène mais, encore une fois, complètement contre-productive. Ce n’est pas cela qui fera avancer la cause de la paix.
Il y a là une méconnaissance complète de la manière dont nous fonctionnons dans notre tête. Et il y a une autre raison, c’est la focalisation sur un homme.
Sharon.
Oui, Sharon. Ces intellectuels ne se rendent même pas compte à quel point, lorsque l’on parle d’une démocratie comme Israël, la focalisation sur un homme est absurde. Parce que Sharon est vu ici comme une espèce d’imperator capable de faire tout et qui décide seul, alors que vous et moi savons parfaitement que ce n’est pas le cas. Les gens ignorent la façon dont nous fonctionnons intellectuellement et spirituellement, et ils ignorent tout des rouages de la démocratie israélienne.
Prenons le cas du Parlement européen. Je pourrais comprendre, à la limite, que le Parlement européen adopte une résolution où il exigerait, avec des menaces claires à la clé, que chacune des deux parties en présence assume ses responsabilités. Comme vous le savez, ce n’est pas ce qu’ils ont fait. Ils ne s’en sont pris qu’à Israël.
Vous en voulez à l’Europe?
À l’Europe, je reproche deux choses. La première, c’est d’avoir infantilisé les Palestiniens politiquement, de les avoir si bien confortés dans leur statut de victimes qu’on a fini par les déresponsabiliser politiquement. La seconde, qui est l’autre face de la même médaille, c’est de n’avoir jamais été capable de dire aux Palestiniens où sont leurs véritables limites. Je pense que si l’Europe tout entière avait dit à Arafat, à propos des attentats-suicides: "Ça, non, on ne veut pas, sinon on coupe les relations avec vous", il ne serait pas maintenant dans la situation où il est, et nous non plus.
Je crois que l’Europe est coupable. Elle a contribué à transformer les Palestiniens en une collectivité politiquement irresponsable. Cela explique la manière dont est conduite cette deuxième Intifada. Cela expliquera demain le visage de l’État palestinien. Parce que le visage d’un État dépend grandement de la façon dont le combat a été mené. Voyez l’Algérie.
Ça, c’est une faute terrible. Les Palestiniens y ont une large part, car leur nationalisme est un nationalisme en creux, un nationalisme négatif tout entier tendu contre Israël. Il n’y a chez les Palestiniens aucun débat approfondi sur la société palestinienne de demain, sur le type d’État que l’on veut. Il n’y a qu’un discours: l’hostilité à Israël.
Est-ce que ce n’est pas compréhensible, dans les circonstances actuelles?
Non. Comparez avec ce qui s’est passé dans le mouvement sioniste: Dieu sait si le débat était incessant, tous les courants possibles s’y retrouvaient, et on discutait de ce que l’on voulait faire. En revanche, on n’a jamais entendu Arafat dire un mot sur un projet quelconque – économique, social, institutionnel – relatif à l’État palestinien de demain. Et l’Europe a contribué à cette infantilisation politique.
Ce que vous dites là, vous avez eu maintes fois l’occasion de l’expliquer à vos interlocuteurs français. Et pourtant, on dirait que cela est devenu inaudible. Que s’est-il passé?
Je ne sais pas. C’est comme s’il y avait une incapacité à nous comprendre. On nous écoute poliment, mais il semble effectivement que ce que nous disons soit inaudible. On me dit: oui, nous vous connaissons, vous êtes un homme de paix. Je leur réponds: puisque je suis un homme de paix, écoutez ce que je vous dis.
Le Monde a titré il y a quelques temps sur la solitude d’Israël. C’était poignant. J’ai regardé cette manchette: "La solitude d’Israël", et je me suis dit: "Mon Dieu, c’est vrai". Nous n’avons jamais connu une telle solitude, à aucun moment de notre histoire. Il y a l’Amérique, mais l’Amérique est loin. Notre seul allié véritable, c’est la communauté juive.
Ce qui est remarquable, c’est que le dialogue devient pratiquement impossible. Lorsque la délégation du Parlement international des écrivains est rentrée d’un voyage de solidarité avec les Palestiniens, j’ai été convié à France Culture à un débat qui portait sur les intellectuels et le conflit israélo-palestinien. Il devait y avoir quelqu’un de cette délégation. Ils ont refusé de venir, parce que j’étais là. Peu leur importait qui j’étais, ce que je pensais. Ils ont boycotté l’émission, et ils ont envoyé un communiqué pour le faire savoir.
Pourquoi tant de haine?
Il n’y a pas d’explication unique. L’antisémitisme, sans doute, refait surface. Même chez des gens qui seraient tout étonnés si on les taxait d’antisémitisme, parce qu’ils ne se pensent pas comme tels et qu’ils ne s’en rendent pas compte. Il y a le nouvel antisémitisme, qui passe par l’antisionisme et qui finit par rejoindre le vieil antisémitisme. C’est Durban, qui a été un moment effroyable, une espèce de vaste pogrom verbal à l’échelle de la planète. Il y a le compassionnisme ambiant, c’est-à-dire l’incompréhension de l’usage de la force quelles que soient les circonstances. Il y a cet anti-américanisme qui est, pour paraphraser le mot de Bebel, le socialisme des imbéciles.
Au Proche-Orient, les Juifs sont tués parce qu’ils sont des occupants. Peu importe s’ils se font tuer à Netanya, à Tel-Aviv ou au cœur de Jérusalem, puisqu’ils occupent une terre qui n’est pas la leur; même s’ils étaient prêts à la rendre, c’est qu’ils sont coupables. Assad l’a bien dit à Beyrouth: Là-bas, il n’y a pas de différence entre civils et militaires, ils sont tous militaires, donc on peut tuer les bébés, les femmes et les vieillards.
Le cas de Jénine est significatif. On a parlé de massacre. À Jénine, il y a eu des combats de rue terrifiants. Nous avons perdu des hommes en grand nombre. Les Palestiniens en ont perdu plus que nous, bien sûr, car nous avons une machine de guerre plus puissante. Les puissances coloniales, puisque c’est à elles qu’on nous assimile, ont su comment faire dans des cas pareils: elles ont massacré des milliers d’hommes, sans aucun état d’âme.
Plus récemment, à Bagdad, à Belgrade, à Kaboul, on a fait des bombardements aériens. Qui s’en est occupé? Les Américains ont enseveli des milliers de soldats irakiens, et c’est passé comme une lettre à la poste. Nous, aujourd’hui, on nous accuse de massacre.
Vous êtes inquiet de ce que vous voyez en France.
Comment explique-t-on qu’il n’y ait pas eu un cri d’horreur après la première synagogue brûlée? Comment explique-t-on qu’il n’y ait pas eu de manifestations du genre de Carpentras, et que tout cela se soit développé sans que personne s’en émeuve? L’explication est toute simple: les victimes sont devenues des agresseurs. Si ç’avait été l’extrême droite, quel bonheur! On sait sur qui taper, on a une cible, on a des fascistes, tout rentre dans les catégories normales. Mais que des Arabes fassent cela, c’est beaucoup plus préoccupant. On a donc laissé croître le phénomène, au lieu d’appeler ce chat-là un chat. Les raisons d’une telle inaction tiennent à la peur se mêler de ce qui se passe dans les banlieues, mais aussi, et peut être surtout, à une difficulté conceptuelle et morale: s’attaquer à un problème où des victimes sont impliquées.
Lorsque les Juifs ont protesté, on leur a collé le reproche de communautarisme.
C’est lamentable. Je ne dis pas que le communautarisme soit une bonne chose. Je comprends très bien la peur du communautarisme, mais qu’est-ce que ça a à voir avec la situation actuelle? Quand vous singularisez une communauté, qu’elle se sent mal à l’aise et qu’elle se sent agressée physiquement, comment ne deviendrait-elle pas justement cette communauté communautariste que vous ne voulez pas voir en France? C’est par la force des choses que les Juifs réagissent comme ils le font. Ils sont agressés. Et lorsqu’ils font appel à la République, la République fait la sourde oreille.
Là encore, ce sont des choses que nos amis intellectuels français ne savent pas. Nous ne vivons pas dans les banlieues où cela se produit, ne sommes pas des Juifs traditionalistes, nous ne portons pas la kippa et des papillottes. Mais je rends visite systématiquement à ces Juifs, et je sais à quel point ils sont mal à l’aise dans leur pays. C’est inconcevable. Et on refuse de le voir.
On a l’impression qu’en France une nouvelle génération est née à la politique (chez ATTAC, les Verts, les communistes, les trotskistes) avec à la bouche un discours anti-israélien.
Ces gens ne connaissent rien à l’histoire d’Israël. Ils adhèrent à des conceptions complètement folles sur le Proche-Orient. Ils vivent lsraël et la Palestine sous les espèces d’un combat anticolonial classique, et ils ignorent complètement la dimension nationale du conflit. Il n’y a pas grand-chose à faire. Il faut expliquer, parler si on veut bien nous écouter (ce qui n’est pas le cas en ce moment). Finalement, cela se calmera quand nous aurons réglé notre conflit avec les Palestiniens.
Il m’est beaucoup plus facile et plus agréable de parler avec des Palestiniens qu’avec ces gens-là. Avec les Palestiniens, nous avons un langage commun. Nous savons sur quoi nous nous faisons la guerre, et nous savons que nous sommes condamnés à vivre ensemble.
Amira Hass, du journal Haaretz, raconte à ce propos une histoire formidable. En pleine Intifada, elle bavardait à Ramallah avec Marouan Barghouti, le dirigeant du Fatah qui est entre-temps devenu notre prisonnier. Ils se parlaient en hébreu, naturellement, car Barghouti parle très bien l’hébreu. Approche un Palestinien de Tunis, c’est-à-dire l’un de ceux qui sont arrivés de Tunis avec Arafat. Amira s’adresse à lui en hébreu, et Marouan lui dit: "Il ne comprend pas l’hébreu, c’est un goy".
Cette anecdote va très loin. Barghouti n’est pas converti au sionisme. Mais nous avons un langage commun. Israéliens et Palestiniens, notre langage commun porte sur une terre que nous aimons et qu’un jour il faudra se partager. Il y a entre nous un respect mutuel que je ne trouverai jamais avec les défenseurs français des Palestiniens, chez qui seule parle la haine pure. Avec un José Bové, je n’aurai jamais de langage commun.
mardi 12 août 2008
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