jeudi 22 mai 2008

Rencontre avec Albert Memmi

2008-03-20
Par Fériel Berraies Guigny. Albert Memmi « Aujourd’hui, l’hétérophobie devient une extension du rejet biologique, à l’ensemble des traits culturels de chacun » !

Albert Memmi est né en 1920 dans le quartier populaire de la Hara, à Tunis. Issu d'une famille juive de langue maternelle arabe, il a été formé à l’école française, d'abord au lycée Carnot de Tunis, puis à l'Université d'Alger, où il étudiera la philosophie, et enfin à la Sorbonne à Paris.
Memmi se trouvant au carrefour de 3 cultures, a construit son œuvre sur la difficulté de trouver un équilibre entre Orient et Occident. Il a tout au long de sa vie et de sa carrière, été profondément influencé par son « terroir » et ses racines. Cette tunisianité qu’il a gardé au plus profond de son cœur, de son être et de sa mémoire, on la perçoit toujours dans ses écrits : « … Ma Tunisie à moi, est celle d’un écrivain, je la retrouve dans les odeurs, les couleurs… ».

Memmi est qualifié par ses pairs contemporains, de plus grand écrivain tunisien d’expression française (dictionnaire Bordas, des littératures), de figure de proue avec A. Camus, de représentant de la Littérature Maghrébine ( Magazine littéraire, Paris) ou encore par Hédi Bouraoui de « père fondateur de la littérature tunisienne d’expression française. Des hommages qui font de lui un véritable symbole culturel, dont la portée devient universelle, car elle dépasse les frontières.
On ne compte plus les références et les distinctions qu’a récolté cet écrivain, qui s’inscrit parmi les penseurs les plus éclairés de notre époque.
Son premier roman se veut largement autobiographique, La statue de sel, en 1953, sera préfacé par
Albert Camus. Albert Memmi, devient presque une légende avec son œuvre la plus connue, un essai théorique préfacé par Jean-Paul Sartre : Portrait du colonisé précédé du portrait du colonisateur publié en 1957 et qui apparaît, à l'époque, comme un soutien aux mouvements indépendantistes. Cette œuvre montre comment la relation entre colonisateur et colonisé les conditionne l'un et l'autre.
Il est aussi connu pour l'Anthologie des littératures maghrébines publiée en 1965 (tome I) et 1969 (tome II).
« … je suis un humaniste… » se plait il à répéter sans cesse, une vision et une empathie pour l’autre que l’on retrouve inconditionnellement dans sa réflexion.

L’œuvre d’ Albert Memmi a été traduite dans une vingtaine de pays, il a obtenu une dizaine de prix littéraires dont le Grand prix de la Francophonie décerné par l’Académie française et le Grand prix littéraire d u Maghreb. Une soixantaine d’ouvrages lui sont consacrés à travers le monde. On lui doit des concepts nouveaux comme hétéro phobie, ou judéité ; ainsi que des définitions inédites du racisme ou de la décolonisation (adoptées par l’Encyclopedia Universalis). Membre de plusieurs sociétés savantes, il a reçu de nombreuses décorations dont celle d’officier de la légion d’honneur, commandeur du nichan iftikhar et officier de l’ordre de la république tunisienne etc…

Albert Memmi a poursuivit une double carrière, celle de chercheur et d’écrivain.
Professeur Honoraire à l’Université de Paris, où il a occupé une chaire de sociologie de la culture, professeur à l’Université de Washington, membre de conseil à l’Université de Princeton, professeur Honoraire à H.E.C.
Docteur Honoris Causa de l’Université de Néguev, là où il a exercé, il a toujours su gagner l’admiration et l’estime de ses collègues.

Feriel Berraies Guigny a rencontré pour l’Hebdo L’Expression ( Tunisie), Albert Memmi, dans son antre du Marais à Paris, « là où j’aime me retrouver, pour réfléchir et méditer quand je le peux… ».

Une discussion très émouvante s’est nouée, sur tout un parcours et une vision, sa
philosophie de l’humain, des rapports avec l’autre et les maux et contraintes de nos sociétés contemporaines. Pour finir par l’amour pour sa douce Tunisie du souvenir, autant de thématiques qui ont signé l’empreinte la plus profonde de sa création littéraire.



Entretien :


Dans votre roman ‘‘Agar’’, vous évoquez la difficulté de vivre avec l'autre face à sa différence. N’est-ce pas là, selon vous, le mal de la société actuelle ?

Toute mon œuvre repose sur deux mécanismes fondamentaux : celui de la dominance suggestion.

qui signifie le conflit et l’agressivité, d’où ma définition du racisme qui est entrée dans le dictionnaire et qui est également patrimoine de l’Unesco. Et le second mécanisme , qui est celui de la dépendance pourvoyance.

Dans la collectivité ou de façon individuelle, il y a des mécanismes de conflit et de lutte. Dans cette catégorie nous pouvons inclure par exemple, la colonisation, la lutte entre les noirs et les blancs, les rapports entre un couple. Et dans tous ces cas de figure, c’est bien la différence qui fait le conflit.
S’agissant de la relation de dépendance pourvoyance, bien que l’on soit en lutte avec l’autre qui est différent, nous avons en même temps, besoin de lui.
La pourvoyance devient donc la réponse de l’autre, face au besoin du premier. La dépendance est un phénomène merveilleux. Le fond de la dépendance est toujours le même, bien que l’objet puisse changer.
Dans la colonisation, il y a la dominance du colonisateur et les réponses du dominé.
Quant à savoir si ce mal est actuel, je peux vous dire que ce mal existe et depuis fort longtemps. Mais il est vrai qu’aujourd’hui il s’est accentué et que l’on a de plus en plus de mal à cohabiter avec la différence de l’autre.L’instantanéité et la facilité des communications, ont rendu les migrations encore plus considérables. Et c’est ce qui fait le rejet de l’autre.
Ma philosophie repose sur trois axes : l’humanisme, le rationalisme et la laïcité. Dans toute situation, il faut toujours se demander quel est l’intérêt de l’autre ? et surtout, il faut procéder avec raison et non
avec émotion.

L'islamophobie est aujourd’hui une réalité. Elle provoque parfois des réactions aussi néfastes que l’antisémitisme. Ne pensez-vous pas que les deux attitudes (et phénomènes) doivent être combattus ensemble et non séparément ?

L’antisémitisme et l’islamophobie participent de ce même rejet de l’autre. Cela est basé sur un certain nombre de préjugés, de mauvaises interprétations de l’histoire, voire de beaucoup d’injustices et d’agressivité de la part de l’autre.
Ce qu’il faut aussi savoir, c’est qu’il y a des mécanismes communs et des spécificités.
Il faut toujours commencer par chercher les mécanismes communs dans une situation. Cela peut se faire selon une méthode rationnelle avec preuve à l’appui. Ensuite les spécificités on les retrouve par delà les mécanismes communs. Dans chaque catégorie il y a des mécanismes communs et c’est le cas de l’islamophobie et de l’antisémitisme. Dans ces deux catégories, il y a le rejet de l’autre, les préjugés, puis une histoire défaillante. Le monde arabo-musulman n’est pas encore ressorti d’une vision assez rétrograde et dévalorisante de l’autre, c’est un peu ce qui se passe aussi, s’agissant du statut de la femme.

Vous avez développé le concept d’hétérophobie. Comment le situez-vous dans le contexte actuel de choc des civilisations ?

C’est le constat du racisme qui m’a amené à développer ce concept. J’ai beaucoup traité de cette question, notamment dans mon portrait du colonisé, qui d’ailleurs vient de paraître en arabe ce mois ci, aux éditions tunisiennes de Mohamed Attia. Je me suis aperçu que la colonisation s’accompagnait toujours d’un rejet biologique du colonisé. Le colonisé est « un être inférieur.. . ». C’est un mécanisme de dévalorisation afin de justifier une domination. De là, je me suis aperçu qu’il y avait d’autres conditions dans lesquelles pouvaient jouer les mêmes mécanismes. Ce mécanisme est bel et bien ancré dans le concept du choc des civilisations, qui explique que ce sont les prétendues différences culturelles, religieuses, psychologiques qui amènent le manque de dialogue et l’hostilité.
J’ai donc cherché un concept qui puisse englober ces caractéristiques et aussi les dépasser jusqu’à la métaphysique. C’est ainsi, que je suis parvenu à l’hétérophobie. Aujourd’hui, avec toute cette agitation universelle, l’hétérophobie devient une extension du rejet biologique, à l’ensemble des traits culturels de chacun.


N’y a-t-il pas aujourd’hui, face à la montée des fondamentalismes religieux, une nouvelle forme d’intégrisme, celle de la laïcité ? Et comment la combattre ?
Je ne suis pas d’accord. On ne peut comparer le fondamentalisme religieux à la laïcité. Je ne nie pas par contre qu’il puisse y avoir certains excès de la part des laïcs. Tenez je vais vous conter une anecdote, j’habite non loin de l’hôtel de ville, ici même il y a une place où on a accroché des têtes durant la révolution française !
Même pour les Rois, je n’appliquerai pas cette forme de laïcité !
La laïcité pour moi, est uniquement une forme constitutionnelle, ce n’est pas nécessairement une philosophie globale totalitaire qui englobe tous les aspects de l’existence. C’est uniquement une forme de contrat entre des groupes différents qui forment une société globale. Tout cela dans le but de pouvoir coexister ensemble en paix. Pour moi c’est la garantie de la liberté de penser et de culte.
Chose que les fondamentalistes ne vous donnent pas !
Actuellement, il y a une tradition laïque qui est écrasée par les fondamentalistes de tout bord !

Je suis plus proche des penseurs comme Montaigne ou de la philosophie des grecs, que de ma religion. Il y a véritablement une lutte à mener et que nous devons revendiquer. Mais il est vrai, qu’il faudrait davantage de courage de la part de nos intellectuels qui doivent affirmer haut et fort leur laïcité.
Mais je comprends aussi ceux qui essayent de combler un certain vide spirituel dans leur vie, car l’homme a aussi peur du néant qui lui rappelle sa mortalité. La religion devient un substitut à ce vide.

Au lendemain des indépendances, vous avez brossé un portrait du colonisé. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les dé-colonisés ?

Il faut distinguer le décolonisé resté dans son pays natal, de celui qui s’est installé en Occident.
Celui qui est resté au pays fait face à des problèmes spécifiques et on les retrouve principalement autour d’une carence de la part des Chefs politiques de la plupart des pays du Tiers Monde. La corruption et la tyrannie y sont gangrenées. C’est un cercle infernal difficile à briser qui génère les problèmes sociaux actuels : chômage, troubles sociaux et donc répression.
Le décolonisé dans le pays d’accueil, va quant à lui subir tous les affres de l’exil. C’est un étranger avant tout, et il se trouvera toujours en conflit avec le majoritaire. Il sera confronté aux problèmes d’intégration. Il y a véritablement, ici aussi, une lutte à mener pour que cessent les inégalités, pour dissiper les préjugés, faire prévaloir les droits. Mais c’est un long travail.

Quel portrait pourriez-vous dresser, aujourd’hui, du colonisé palestinien, irakien ou afghan ?
S’agissant des cas de figure que vous énoncez, je ne vous parlerai que du palestinien et de l’irakien, car s’agissant de l’afghan je ne maîtrise pas le sujet. Pour le palestinien, il est réellement dominé par l’israélien et il faut que cela cesse. C’est mon profond sentiment d’humaniste.
Mais il est vrai aussi que le Monde arabe surévalue la question palestinienne. Et à mon humble avis, si l’Etat d’Israël venait à disparaître, les problèmes du Monde arabe continueraient à exister. Il faut par conséquent, arrêter de prendre la Palestine comme alibi. Aujourd’hui la réalité est la suivante, nous avons face à nous un conflit entre deux nationalismes. Il faut donc parvenir à un accord et surtout que le monde arabe s’investisse moins. S’agissant de l’Irak on pensait qu’en éliminant Saddam, c’était éloigner le danger de ce pays et de l’Occident. Or ce fut l’effet inverse, c’est aujourd’hui le chaos et l’anarchie. Fallait il pour autant la guerre ? je n’en suis pas si sur. Sur ce terrain, les Nations Unies se sont désengagés, mais il est vrai que c’est la donne pétrolière qui régit tout dans cette région. Et le monde Occidental est affolé à la perspective de manquer de pétrole, ce qui amène les écarts que vous savez.

Les musulmans, dit-on souvent en Occident, ne sont pas prêts au débat contradictoire, à la critique et à l’autocritique ? Les juifs – et surtout les Israéliens – le sont-ils davantage ? En d’autres termes, peut-on, aujourd’hui, en Occident, critiquer l’Etat d’Israël ?

Il faut critiquer le gouvernement israélien et non l’existence de l’Etat d’Israël. J’ai pris très souvent position contre les gouvernements israéliens, nous « intellectuels juifs » nous ne ménageons pas notre critique envers certaines gouvernances israéliennes. Mais le problème véritable du Monde arabe, c’est qu’il a du mal à absorber ses minorités. Il faut donc faire attention à la totalisation, du genre « les juifs sont des usuriers » ou que « les noirs sentent mauvais » ou « que les musulmans sont des terroristes
» ou « que les femmes sont sournoises »…
Des propos pareils sont le résultat d’une erreur de logique, ce sont des accusations implicites
qui génèrent l’hétérophobie.

Dans une intervention lors d'un récent colloque à Paris sur la paix au Proche-Orient, vous avez dit que l'un des problèmes du monde arabe actuel est son incapacité à ‘‘retenir’’ ses minorités ? Est-ce que l’Europe, les Etats-Unis et Israël, n’ont-ils pas eux aussi le même problème avec leurs minorités arabes, turcs, africaines, etc. ?
Tous les majoritaires ont tendance à se méfier des minorités et à les « parquer » mais pour le reste, c’est uniquement une question de degré.


Que signifie, pour Israël et les Arabes, «renoncer à certains mythes» ? Quels sont ces mythes que vous jugez anachroniques des deux côtés ?
Pour Israël, il est temps d’abandonner l’idée d’un grand Israël démographique et territorial et il lui faut cesser de croire également, qu’il est l’unique solution au monde juif. Pour les arabes, il leur faut accepter leurs minorités d’autant qu’ils ont besoins d’elles. L’Occident a besoin du monde arabe et vice versa.

Quels souvenirs gardez-vous aujourd’hui de la Tunisie, pays de votre enfance ? De quelle Tunisie vous prévalez vous aujourd'hui ?
Ma Tunisie à moi, est la Tunisie d’un écrivain, je revois les odeurs, les couleurs, les petits rites comme « manger un beignet à Sidi Bou Said ». J’y suis viscéralement attaché, et de mes 25 livres, il y en a au moins 10 où la Tunisie est présente. C’est cette Tunisie là que j’aime.

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