Obamania et renoncement de l'opinion européen
Par André Glucksmann, philosophe
11/11/2008 | Mise à jour : 19:26 | Commentaires 30
Crédits photo : Le Figaro
En élisant Obama, les Américains - et le monde tout entier - semblent avoir succombé à une vision postmoderne de l'histoire, qui s'apparente à une démission.
Étonnons-nous. L'intronisation sur la planète de nouveaux dirigeants évidemment nous importe, que ce soit à Moscou ou à Pékin. Toutefois, en ce 4 novembre 2008, nous ne fûmes pas simplement concernés, mais remués, bouleversés, transportés.
L'élection de Barack Hussein Obama n'est pas seulement un événement objectif, c'est un avènement subjectif. Preuve que les États-Unis demeurent, malgré tous leurs détracteurs, capitale de la mondialisation. Entendons : non pas une hyperpuissance, mais un phare. Non pas le centre du monde, mais le pivot d'une communauté de destin qui nous lie pour le meilleur ou pour le pire. Les derniers mois, nous vécûmes bon gré mal gré à l'heure de Manhattan et nous avons frémi comme jamais lors d'une échéance électorale.
Le triomphe d'Obama fut homologué «historique» par ses adversaires - McCain, Bush, Condoleezza Rice - et salué par les mêmes avec les larmes d'une sincère émotion comme la victoire des États-Unis d'Amérique tout entiers. Elle prolonge la lutte contre l'esclavage et le combat pour les droits civiques.
Elle n'incarne pas une victoire communautariste des «Blacks», mais au contraire une transgression universaliste, une émancipation générale, où les Blancs, les grands et les petits, les «Wasp» et les sudistes échappent à leurs angoisses, leurs égoïsmes et leurs préjugés traditionnels, où les Africains-Américains dépassent leur enfermement et l'esprit de revanche, si magnifiquement décrits dans les films de Spike Lee. À son «Do the right thing», la réponse tombe : «Yes, we can !» Le «rêve américain», jamais totalement accompli, est une prise de risque sans cesse recommencée. Il instaure dès l'origine une société d'immigrés, un pays de dépaysés, une communauté de déracinés qui se reconnaissent une patrie dans l'avenir et qui petit à petit construisent une société de complet métissage, où hommes et femmes - noirs, blancs, métis, chocolat, café au lait, anciens et nouveaux venus aux religions multiples et à l'infinité des goûts - se projettent avec d'autant plus de patriotisme, égaux en droits et en devoirs.
Pareille pulvérisation prolongée des tabous, les plus intimes, douloureux et supposés indépassables, parle au monde : s'ils le peuvent, pourquoi pas nous ? Dans un pays qui connût il y a cinq générations l'esclavage, la ségrégation il y a trois décennies et qui vit une inégalité ethnico-sociale flagrante encore de nos jours, un «Noir à la Maison-Blanche» sidère et permet à la terre entière de percevoir une issue. Voilà qui explique notre adhésion lucide. Reste à scruter notre dévotion aveugle.
Étonnons-nous de nous. L'électeur américain s'est offert une «obamania» politique et festive, sagement majoritaire en bonne démocratie, avec un score adulte de 53 %. Le spectateur européen a cultivé, bien avant les résultats, une «obamanie» unanimiste, nord-coréenne et quasi religieuse à 84 %. Le taux d'adulation atteint parfois 93 % ! Comme si le Messie était apparu, non à Washington, mais entre Paris et Rome, Berlin et Bruxelles, comme s'il étendait son aile conciliatrice sur l'ensemble de la planète. Nous, Européens, avons allègrement gommé toutes les aspérités du candidat. Il soutient la peine de mort que nous sommes si fiers d'abolir. Il n'interdit pas la vente libre des armes qui nous paraissaient jusqu'à hier le signe fatidique de la barbarie américaine et de cette mentalité de cow-boy que nous, gens de qualité et de raffinements multiséculaires, vomissons. Wall Street, le temple honni de la spéculation carnassière, l'a choisi et financé, ce qui n'inquiète manifestement plus nos gauches antilibérales. Les yeux fermés, nous sommes satisfaits de tout ignorer des projets concrets qu'il n'a du reste pas dévoilés en matière de crise économique et internationale.
Notre rêve européen adoube un homme providentiel dont on attend tout sans rien exiger d'avance. Nos fantasmes couronnent un nouveau président innocent de nos péchés historiques, un leader blanc comme neige - simplement «bronzé» selon Berlusconi, qui l'intronise en alter ego de Poutine, ce fameux exterminateur de «culs noirs» caucasiens. À l'inverse, McCain, héros rescapé des geôles vietnamiennes, faisait tache ; son corps couturé par les blessures du tragique XXe siècle fut d'office ostracisé par la bien-pensante volonté d'oublier. Les opinions européennes, droite et gauche confondues, s'abandonnent à une vision postmoderne de l'histoire et démissionnent, comme s'il appartenait aux Américains et désormais à Obama seul de régir à notre place la gouvernance planétaire. 84 % ! Nous fêtons une puissance qui nous délivre de nos responsabilités et libère de l'obligation d'agir.
Telle est la composante malsaine de notre joie générale et consensuelle : déléguer à un autre immaculé le soin des malheurs du monde et des défis de l'avenir. Le rêve américain des Américains les engage à poursuivre le dur travail d'émancipation post-raciale et universelle de l'humanité. L'aboulique rêve américain du Vieux Continent s'installe, équivoque gardien de nos sommeils.
http://www.lefigaro.fr/debats/2008/11/15/01005-20081115ARTFIG00021-obamania-et-renoncement-de-l-opinion-europeenne-.php
jeudi 13 novembre 2008
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